CHAPITRE X
GOFKJT SHAMLOE
Kaufman, à sa grande surprise, ne revit plus le côté coléreux d’Ann Sikorski. Et elle n’était pas, non plus, la gentille xénobiologiste qu’il avait connue à bord de l’Alan Shepard. Celle d’aujourd’hui était active, compétente, plus soucieuse des choses matérielles et nécessaires que des sujets intellectuels. Elle parlait très bien des essieux du chariot, des aliments pour bébé, des jardins de zeli, des jiks dont les réserves de lait diminuaient. Elle ne mentionnait jamais des cascades physiologiques ou des effets quantiques dans le cerveau.
« Je ne comprends pas, dit Kaufman à Marbet, elle avait l’habitude de s’intéresser aux fonctions cérébrales. Elle avait toute une théorie sur la réalité partagée, qui impliquait des neurotransmetteurs, et en quoi ils avaient modifié les cerveaux des Mondiens… et tout cela.
— Elle ne reviendra pas, Lyle.
— Elle te l’a dit ?
— Ce n’est pas nécessaire.
— Elle ne reviendra pas dans le système solaire ? Jamais ?
— Non. Sa vie est ici, maintenant. »
Alors, il avait fait tout ce chemin, dans l’espoir d’expier sa faute, du moins en partie, en sauvant une personne qui s’avérait ne pas avoir envie d’être sauvée. Et si Ann restait ici, Dieter aussi. La mission de Kaufman sur Monde, en ce qui les concernait, ne rimait plus à rien.
Elle semblait tout aussi inutile en ce qui concernait Monde. Jour après jour, Kaufman ne voyait ni la culture détruite, sauvage, retournée à la barbarie, à laquelle il s’était attendu, ni une culture restée intacte après son passage. Au lieu de cela, il voyait un peuple prosaïque, fonctionnel, s’adaptant aux tâches quotidiennes de la survie (les essieux de chariot, les troupeaux de jiks), combiné à une vie spirituelle centrée sur les fleurs, et qui n’avait pas diminué.
« Tu désherbes cette plate-bande d’allabenirib, lui dit Marbet, et moi je m’occupe des pajalib. »
Kaufman avait dépensé toutes ses économies, et presque toutes celles de Marbet, avait violé la loi en voyageant dans l’illégalité, risquait la prison si l’on découvrait son voyage… et sa présence ici était totalement superflue. Monde n’était ni florissant ni détruit – il était, tout simplement. Kaufman ne pouvait rien faire pour lui venir en aide, sauf désherber la plate-bande d’allabenirib en fleurs. Il s’agenouilla et se mit à tirer sur les mauvaises herbes.
« Ils en veulent plein pour mettre sur l’autel, à la cérémonie de demain, expliqua Marbet en grattant le sol autour des buissons de pajalib. Des fleurs de l’hospitalité, tu sais. »
Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé expier sa faute envers Monde.
« Non, n’arrache pas ça, Lyle… c’est une plante.
— Oh, désolé. »
Pas du tout ce qu’il avait imaginé.
« Je suis surpris qu’Enli nous laisse travailler sur les plates-bandes, dit-il. Le potager, oui… mais pas les fleurs sacrées.
— Essaie de ne pas être amer, chéri. »
Elle savait. Elle savait toujours. Kaufman essaya. C’était simplement que, depuis sa sortie de l’armée, il n’était pas certain de son identité. Ni un soldat, ce qu’il avait été toute sa vie. Ni un sauveteur, ce n’était visiblement pas nécessaire. Ni un instructeur ou un diplomate sur Monde, qui n’avait besoin ni de l’un ni de l’autre. De telles pensées lui étaient étrangères, lui qui avait surtout passé sa vie à accomplir la tâche qui l’attendait aussi bien que possible, sans trop penser à la façon de le faire, ni pourquoi. Maintenant, semblait-il, il allait devoir penser à ce qu’il était et à ce qu’il allait faire.
Il n’aimait pas cela.
Les Mondiens étaient tout à fait clairs sur ce que leurs propres activités signifiaient. L’enfant d’Enli devait subir une espèce de cérémonie, et tout le village s’activait follement à la préparation. Kaufman en avait déduit que la cérémonie avait quelque chose à voir avec le fait d’être déclaré « réel », mais maintenant que la réalité avait disparu, la cérémonie ne pouvait plus être cela. Peut-être était-ce juste une cérémonie de sa nomination. Kaufman avait oublié le nom de l’enfant d’Enli. Ou peut-être n’en aurait-il pas avant demain. Était-ce une fille ou un garçon ?
À quoi allait-il s’occuper durant le reste de sa vie ?
« Bien, dit Marbet. Maintenant, passons aux trifalitib.
— Redis-moi quand ce truc va avoir lieu.
— Demain. C’est excitant, hein ? Confit va avoir trois ans, en années mondiennes. »
Confit. C’était le nom de l’enfant. Kaufman ne se souvenait toujours pas de son sexe.
Ann, venant de l’intérieur de la palissade, s’avança vers eux. Elle semblait en colère. « Marbet, Lyle, l’un de vous a-t-il vu Essa ?
— Non, dit Marbet. A-t-elle encore disparu ?
— Je n’ai jamais vu personne se défiler comme cette fille pour échapper à un travail. Enli lui a dit de moudre ce cari pour cuire le pain de demain, et elle n’en a rien fait. »
Marbet se redressa et fit jouer les muscles de son dos. « Pourquoi Enli est-elle devenue responsable d’Essa ?
— C’est une longue histoire. Pour abréger, disons qu’Essa était une domestique des Voratur et, lorsque le changement est survenu, elle a échoué chez nous parce qu’elle n’avait personne d’autre. Elle rend Enli folle.
« Et maintenant, Essa veut aller visiter d’autres mondes, dit Marbet d’un ton dégagé.
— Magdalena ne l’emmènera jamais, répliqua brièvement Ann. Elle a juste promis cela à Essa afin d’attirer les ennuis. »
En entendant le nom de Magdalena, Kaufman désherba avec plus d’ardeur.
« Les activités de Magdalena sont suffisamment inexplicables sans qu’elle emmène une enfant extraterrestre dans l’espace, ajouta Ann. Pourquoi reste-t-elle ici, maintenant qu’elle sait que vous ne pouvez pas l’aider à retrouver Amanda Capelo ? Et elle disparaît presque tous les jours pour effectuer de longs trajets dans son traîneau. Où va-t-elle ? Ce qui est certain, c’est qu’elle ne s’intéresse absolument pas à Monde.
— Non, confirma Marbet. Elle ne fait que s’en servir. Monde est un endroit où elle peut attendre.
— Attendre ? dit Ann. Quoi ? »
Marbet regarda Kaufman. Il dit : « Il y a peut-être une révolution sur Mars. Stefanak peut être renversé car beaucoup de gens pensent qu’il ne mène pas assez agressivement la guerre contre les Faucheurs. Magdalena a des relations intimes avec Stefanak, personnelles et commerciales, et elle a besoin d’un endroit où se cacher en sécurité, pendant que l’on règle la situation du système solaire, et elle peut se servir de l’information que lui fournissent les services secrets pour choisir son meilleur scénario. Un vaisseau lui enverra des nouvelles par le tunnel dès qu’il y en aura.
« Et l’attente lui coûte tout ce qu’elle possède de self-control, ajouta calmement Marbet.
— Même moi, je peux le sentir lorsque je suis près d’elle. Elle est comme un volcan prêt à exploser. Marbet, je n’arrive pas imaginer ce que l’on ressent lorsqu’on est une Sensitive. »
Marbet changea de sujet. « Comment se passent les préparatifs pour demain ?
— Très bien. Mais c’est pour cela que je vous cherchais, tous les deux. Lyle, j’ai besoin de votre aide. »
Son aide ? Kaufman se redressa.
Ann semblait plus grave que d’habitude. « Les deux villages les plus proches vont venir assister à la cérémonie de la fleur de Confit. C’est vraiment important parce que, comme vous le savez, depuis le Changement, chaque village est devenu joliment plus isolé. Ils ont peur les uns des autres parce que, naturellement, ils ne savent pas comment traiter les étrangers sans la réalité partagée. Mais Dieter, Calin et moi, nous avons essayé de toutes nos forces de rétablir au moins des liens commerciaux avec Gofkit Mersoe et Gofkit Tramloe. Les Mondiens ont toujours été de grands négociants, vous le savez. Et demain, chacun d’eux va envoyer des représentants à la cérémonie de Confit. »
Ann se tut ; elle paraissait embarrassée. Kaufman attendit. Il ne voyait pas comment il pourrait l’aider. Il ne parlait même pas mondien.
« Il s’agit d’un progrès décisif, Lyle. Mais seulement si les invités viennent ici et repartent sains et saufs. Les maraudeurs de l’ancienne propriété des Voratur organisent de mieux en mieux leurs attaques. Deux groupes de personnes voyageant entre les villages, porteuses de nourriture et de présents, sont des cibles naturelles. Ils font de leurs captifs des esclaves qui travaillent dans les champs pour nourrir les seigneurs de la guerre. Ils sont… peu importe. En tout cas, Dieter va se rendre à Gofkit Mersoe sur son vélomoteur, tôt demain matin, et accompagnera les invités jusqu’ici. Il a de la mousse paralysante, des fusils laser… il peut les amener ici sains et saufs.
— Quelles armes possèdent les seigneurs de la guerre ? demanda Kaufman.
— Des couteaux, des lances et des matraques. Ils n’ont même pas encore inventé l’arc et les flèches, Dieu merci. Mais Dieter ne peut pas être en deux endroits à la fois. Vous êtes armé, Lyle, vous devez l’être. Iriez-vous à Gofkit Tramloe pour escorter les invités jusqu’ici ? »
Il se sentit honteux de la joie qu’il éprouva à être de nouveau utile. « Bien entendu.
— Merci. Avez-vous besoin d’aller chercher des armes sur votre vaisseau ?
— Non. » Dieter lui avait assuré que le vaisseau fermé et sans surveillance était en sécurité derrière une barrière électrique. « Mais, Ann…
— Quoi ? Regardez, cette bonne à rien est derrière ces buissons… Essa ! Viens ici, Essa !
— Ann, dit Lyle, le vaisseau a un véritable armement. Je pourrais voler jusqu’à l’enclos Voratur et résoudre une fois pour toute vos problèmes avec ce seigneur de la guerre. »
Il avait, de nouveau, toute son attention. Celle d’Ann en colère, aux yeux durs comme des diamants. « Non, merci, Lyle, nous n’essayons pas d’enseigner à ces gens plus de violence que celle que nous leur avons apportée. Magdalena a proposé de faire la même chose. Nous le lui avons aussi refusé.
— Pourquoi ne lui avez-vous pas demandé d’escorter les invités ? Elle est ici depuis plus longtemps que nous, et cela fait des semaines que vous préparez cette cérémonie.
— Je ne veux rien demander à Magdalena », répliqua Ann, et Kaufman se demanda si Dieter réagissait de la même manière que lui à Magdalena. Bien sûr, Marbet devait le savoir, mais Kaufman n’allait pas le lui demander.
« Elle paie bien Gofkit Shamloe pour sa nourriture et son eau, poursuivit Ann. C’est tout ce que nous voulons d’elle. »
Alors, c’était de là que venaient les beaux coussins brodés de la maison d’Enli. « J’aurai besoin, demain, qu’un villageois me guide jusqu’à Gofkit Tramloe et…» Mais Ann ne l’écoutait plus. Elle parlait avec feu en mondien à Essa, qui venait de les rejoindre avec quelque chose dans son poing. Kaufman saisit « Enli » et « cari ».
Essa, sans remords aucun, ouvrit son poing. Il y avait là un minuscule cube de données et une nano de domotique encore plus minuscule. « Où a-t-elle trouvé ça ? » demanda Kaufman.
Essa baragouina une réponse à Ann. Marbet la traduisit pour Kaufman. « Elle s’est mis dans l’idée de démonter son telcom. Apparemment, c’est en grande partie composé d’un coffrage. Ceci était à l’intérieur, et cela fonctionne toujours. »
Kaufman ne regardait pas Ann. C’était lui qui avait fourni neuf telcoms aux autochtones, lors de la précédente expédition, malgré les vigoureuses protestations d’Ann. La portée des telcoms était limitée à la planète, à l’inverse de ceux d’Ann, de Kaufman et, probablement, de Magdalena. Les leurs pouvaient atteindre tout ce qui était en orbite autour du tunnel, avec un décalage de cinquante-quatre minutes.
« Qui a les huit autres telcoms ? demanda-t-il. À qui parle Essa sur le sien ?
— Personne, répondit Ann. Les autres sont aux mains des maraudeurs, ils se trouvaient tous chez les Voratur. S’ils existent toujours. Mais même Essa se garderait bien d’essayer d’appeler quelqu’un avec le sien. »
Kaufman devrait le lui reprendre. Une enfant irresponsable… Les Mondiens avaient d’étranges idées sur la propriété privée. Ils toléraient le vol, mais pas la confiscation. Peut-être parce que, autrefois, cela violait la réalité partagée ? Apparemment, Ann partageait maintenant ces idées.
« Si elle ne joint personne avec le telcom, dit Marbet avec raison, comment sait-elle qu’il marche ?
— Elle ne le sait pas vraiment », répondit Ann. Kaufman regarda le cube de données intact et la nano de domotique, et pensa, Il fonctionne toujours.
Ann emmena Essa pour moudre le cari. Marbet, lasse de désherber, partit avec elles. Avant que Kaufman ne revienne de son travail, il vit Magdalena s’avancer vers lui.
« Lyle ?
— Oui ? » À la lumière du soleil, elle semblait plus âgée qu’à la lueur des étoiles. Mais elle marchait toujours avec l’élasticité d’une jeune fille.
« Je voulais juste vous dire que j’ai pas encore eu de nouvelles par le tunnel. Mon informateur, sur Mars, a dit que le soulèvement contre Stefanak devait être réglé hier…» comme si Kaufman pouvait l’oublier ! «… mais je ne sais toujours pas si cela a réussi, ou sur quelle échelle, ou avec quel résultat. Je pensais que vous vouliez savoir. »
Savoir qu’elle n’avait rien à lui apprendre ? Kaufman savait reconnaître un subterfuge quand il en voyait un. Il dit gravement : « Merci.
— Allez-vous assister à ce… truc indigène, demain ? »
Alors, c’était ça. Magdalena n’avait pas été invitée. Non, ce n’était pas possible ; les villageois faisaient les choses collectivement, c’était un vestige de la réalité partagée. Tout le monde dans le village était sûr de faire partie de la cérémonie. Magdalena résidait au village. Ergo.
« Oui, dit-il. J’accompagnerai les invités de Gofkit Tramloe jusqu’ici, tôt demain matin.
— Vous serez de faction, hein ? répliqua-t-elle, comme s’il s’agissait d’un acte servile. Je suppose que c’est nécessaire. Mais peut-être pourrez-vous répondre à une question. Est-on censé donner un cadeau à cet enfant, à la cérémonie ? Je ne veux certes pas commettre une gaffe d’ordre social. »
Kaufman l’étudia. Du sarcasme, et derrière cela… encore plus de sarcasme ? Ou voulait-elle vraiment savoir ? Il ne pouvait pas la sonder, même après toute une vie de contacts avec des politiciens et des militaires et des sociétés commerciales aux agendas cachés. Pas étonnant qu’elle constitue une force redoutable. Elle était bien plus complexe que le général moyen. Fourberie, intelligence et beauté.
Beauté ?
Oui. Toujours. Malgré tout.
Il joua franc-jeu. « Je crois qu’un cadeau est de mise, oui. Marbet et moi allons donner quelque chose à l’enfant.
— Quoi ? » demanda-t-elle et Kaufman vit qu’elle savait qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que Marbet avait prévu. Magdalena lui lança un sourire entendu et s’en alla d’un pas nonchalant. Il ne put s’empêcher de la suivre des yeux jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue.
Je pourrais coucher avec lui, pensa Magdalena. Mais cela provoquerait pas mal d’ennuis. Les hommes bien commencent fréquemment par se dérober. Ou peut-être qu’elle ne pourrait pas avoir Kaufman, peut-être qu’il resterait fidèle à sa télépathe génémod. Autrefois, l’incertitude et le défi auraient suffi à l’exciter. Maintenant, cela ne valait pas un tel effort, tout simplement.
Personne ne la comprenait, pas vraiment. Ils la croyaient froide, rapace. Et elle travaillait à maintenir cette illusion, à cacher et à protéger son vrai moi. Seules les choses cachées restaient hors de danger.
Elle voulait – avait voulu toute sa vie – demeurer en sécurité.
L’argent, les hommes, les éternelles transactions clandestines, étaient faits pour ça. Pourquoi ces idiots ne comprenaient-ils pas cette essentielle réalité de la vie ? Seul le pouvoir vous préservait de tout danger. Si l’on en possédait suffisamment, on pouvait contrôler toute situation menaçante, et s’en tirer saine et sauve.
Durant son enfance, elle ne s’était jamais sentie en sécurité, même pas une minute. Elle ne se souvenait pas de sa mère, sauf comme une géante qui, dans un nuage de peur maladive, lui faisait du mal, encore et encore. Le nom de sa mère lui glaçait encore la nuque. Catalune.
May Damroscher ne s’était même pas sentie en sécurité avec Sualeen Harris ; elle avait pourtant été le seul être qu’elle ait jamais aimé, jusqu’à l’arrivée de Laslo. Sualeen habitait à un pâté de maisons de May et Catalune. Elle avait remarqué que la petite May de six ans souffrait souvent, et avait examiné les bleus, les brûlures et les coupures. Elle n’en avait pas informé la police ; ces gens-là ne le faisaient jamais. Elle avait simplement averti Catalune Damroscher que, dorénavant, May vivrait avec elle, que si elle s’approchait de l’enfant, elle mourrait. Catalune savait que Sualeen Harris ne plaisantait pas. Elle lui avait abandonné May et ne revit jamais sa fille adoptée.
Sualeen avait une immense famille tentaculaire de parents mal définis appartenant à des ethnies impossibles à identifier. C’étaient des exemples ambulants de la guerre génétique : noirs, blancs, hispaniques, vietnamiens, penjabi. Certains étaient des criminels et d’autres pas, certains étaient marginalement moins appauvris que d’autres, certains étaient instruits et d’autres pas. Sous le rudoiement énergique de Sualeen, ils se montraient tous gentils avec May. Lorsqu’elle eut douze ans, Sualeen réunit tous les mâles de sa famille, de onze à soixante-dix ans, et leur dit que si l’un d’eux posait la main sur May, il aurait un pied dans la tombe. Comme Catalune six ans auparavant, ils la crurent, et les hommes qui avaient commencé à reluquer la croissance des seins de May détournèrent les yeux.
Le grand regret de Sualeen, au cours d’une vie pleine de faim, de froid et de mort, c’était de ne pouvoir s’offrir des pierres tombales sculptées, en véritable granit, pour les sépultures de sa famille. Elle tenta d’économiser dans ce but, mais l’argent était toujours nécessaire pour autre chose : un nouveau bébé, le paiement d’une caution, des pots-de-vin aux flics, etc. Souvent, Sualeen visitait le grand cimetière public en expansion, à quatre heures de train de la ville, et déplorait que les tombeaux de ses aimés ne soient marqués que de chiffres anonymes sur du polystyrène bon marché. Lorsque des tumeurs, dont aucun médicament ne put empêcher le développement, finirent par l’envahir, elle sut que ce polystyrène était tout ce qu’elle aurait, elle aussi.
Deux jours avant sa mort, couchée dans une chambre fétide à la chaleur insoutenable, torturée par de grandes douleurs, elle fit venir May. « Va… May, va…
— Où, Sualeen ?
— Va… où sont les hommes riches. Il t’en pleuvra, chérie… de toute façon. Tires-en… tout ce que tu peux. »
May ne demanda pas ce que signifiait ce « en ». Elle le savait.
« De l’argent… le jardin de derrière… enterré sous l’arbre…
— Je t’aime, dit May pour la première et la dernière fois de sa vie.
— Va…»
May ne partit pas. Elle resta, tint la main de Sualeen tombée dans le coma, jusqu’à ce qu’elle meure, et assista aux funérailles. Au cimetière, il n’y eut qu’une marque sur le polystyrène, des chiffres anonymes. Deux jours plus tard, comme elle était seule dans la maison de Sualeen, oncle Harris la viola.
Elle resta étendue, sans se débattre, sachant que cela ne servirait à rien. La pénétration lui fit mal et du sang tacha le plancher. Après cela, l’oncle, pris entre le défi et la honte, ne la regarda pas en remontant son pantalon et sortit d’un air fanfaron. Elle avait seize ans.
May remonta son propre pantalon. Son corps hurlait du vagin à la base de sa colonne vertébrale. Laissant le sang sur le sol, elle se rendit, en titubant, vers l’arbre du jardin de derrière – il n’y en avait qu’un, qui se mourait de la rouille – et creusa avec une fourchette jusqu’à ce qu’elle trouve la boîte contenant une quantité pitoyable d’argent en liquide. Mais cela suffit à l’achat d’un billet de train pour la Caroline du Nord, et d’un monokini quand elle y arriva.
Elle s’avança vers le garde de l’enclave prestigieuse qu’elle avait vue simulée dans des holofilms. Les yeux de ce type s’ouvrirent tout grand puis se plissèrent. May lui sourit. En dépit de ses douleurs vaginales, elle le laissa faire ce qu’il voulait en échange de l’entrée à la plage. Elle remarqua, avec détachement, qu’ensuite, il montra le même air de défi et de honte que l’oncle Harris avait affiché.
May pénétra sur la plage et marcha lentement, de long en large, au bord de l’eau en ramassant des coquillages. C’est ainsi qu’elle rencontra Amerigo Dalton, qui devint le troisième homme qui la pénétra en vingt-quatre heures. May se mordit les lèvres et endura la chose. Elle avait besoin de lui, et même alors, elle sut qu’il n’était que le premier d’un grand nombre d’hommes.
Mais pas Kaufman, décida-t-elle. Du moins, pas pour le moment.
En rentrant dans sa cabane primitive et pathétique, Magdalena tua un insecte volant. Les deux gardes du corps, qu’elle remarquait moins que l’air, la suivirent et se postèrent à la porte. Elle s’assit sur l’un des grotesques coussins indigènes et tenta, de nouveau, de lutter contre le désespoir quotidien.
Laslo. Où était-il ? Qui l’avait enlevé ? Quel effet le coup d’État sur Mars – en supposant que ce merdeux de Pierce réussisse à le mener à bien – aurait-il sur la capture de Laslo et de Capelo ?
Elle savait très bien que Laslo était son… comment ce professeur appelait-il ça, il y avait de si nombreuses années ? Le talon de quelqu’un. D’un Grec. L’endroit où l’on pouvait la blesser.
Tant de doux souvenirs. Laslo grimpant sur ses genoux avec un jouet. « Regarde, Maman ! » Laslo riant devant un chiot. Laslo déclarant, avec le plaisir ingénu d’un enfant de quatre ans : « Quelle belle journée aujourd’hui ! »
Laslo, dans les années qui suivirent… Non. Non, pas ces souvenirs-là. Tous les adolescents étaient durs à supporter, il n’y avait qu’à regarder cette petite terreur d’extraterrestre, Essa. Laslo traversait seulement une phase difficile dont il sortirait en grandissant. Ce n’était sans doute rien d’autre qu’une des cruelles « fuites » loin de sa mère qui la rendaient folle. Mais peut-être que, cette fois-ci, il tirait une vraie leçon de sa mésaventure, d’être ainsi enlevé et claquemuré pendant des mois avec un célèbre physicien. Laslo détestait être enfermé et il n’était pas très bon en science.
Lorsque ses ravisseurs étaient venus pour les transférer, Thomas Capelo et lui, dans un endroit plus sécurisé — exactement ce que Magdalena aurait fait à leur place — Laslo avait dû croire qu’ils le laisseraient partir. Il était temps qu’il perde ce genre d’illusion. Seule sa mère pouvait le libérer, et peut-être qu’après, il apprécierait mieux la vie qu’elle s’efforçait de lui donner. Oui, cette histoire pourrait avoir un effet bénéfique sur Laslo.
Ayant repris courage, Magdalena se releva gracieusement. Elle devait trouver un cadeau pour ce gosse d’Enli. Que donneriez-vous à un enfant extraterrestre primitif ? Elle ne pouvait pas se contenter de commander un jouet chez Schwartz-Mars en V.P.C. Bon, il devait bien y avoir quelque chose de ce genre dans son vaisseau. N’importe comment, il était temps d’aller y jeter un coup d’œil.
Elle appela ses gardes du corps d’un claquement de doigts, afin qu’ils l’accompagnent jusqu’à son traîneau.